Jusqu'au bout de la vie

 

C’est la montagne qui nous lie ! Non pas celle des tuyaux de toutes sortes qui le relient à la machine  trois fois par semaine et prennent la place de se reins défaillants. C’est une haute et lointaine montagne que ni lui ni moi ne connaissons : l’Everest.

La première fois que je l’ai rencontré, comme les bénévoles qui venaient le voir, j’ai écouté patiemment, avec attention, tout le mal qu’il pensait de ce « monde pourri » : les femmes et les enfants exploités, la nature saccagée, les paysans volés, la violence envers les animaux,  les espèces qui disparaissent etc. le cortège des misères de notre terre est long et il en explore les moindres recoins.

 Toute cette litanie, exagérée par une souffrance,  une colère qu’on devine, rentrée mais devenue rage à cause des 44 kg d’impuissance de ce corps qui le lâche et ne lui permet plus de lutter…. Misères du monde et misère de Jean-Claude, toutes deux enchevêtrées. C’est comme si sa rage lui donnait la force de vivre...

Je laisse s’écouler ce fleuve nauséabond, ces ténèbres que rien n’éclaire et dans lesquelles il semble vouloir  rester. Doucement, patiemment, sans l’interrompre.

Je l’accompagne et avec lui je parcours les innombrables stations de ce chemin de croix des temps modernes. Je m’immerge dans son désert glacé.

Oui, vous avez raison, tout cela est vrai, Jean-Claude, mais ne voyez-vous pas une lueur ? Je ne vous connais pas et vous ne me connaissez pas : pourtant je suis là, auprès de vous, et comme les autres bénévoles j’accompagne de mon mieux votre souffrance, je la fais mienne au moins pendant ce temps...

Silence.

Ses yeux s’embuent, je sens en lui la lutte : être un homme et serrer les dents au risque de se broyer ou montrer sa faiblesse sans savoir qu’elle peut devenir sa force ?

On ne lâche pas si facilement son armure, celle qui vous a protégé pendant des années de souffrances tues, celle qui vous a fait fuir le monde et choisir la solitude. On la lâche d’autant  moins que si l’on vit -et quelle vie dit-il-, c’est par des machines !

Le temps s’écoule et lézarde ses défenses. Et le voilà qu’apparaît le grand risque : celui de la relation !

Au bout d’un moment, après quelques après-midi d’accompagnements, nous sommes  au pied d’une montagne. Après d’autres échanges, après les fleuves de boue déversés, (« à qui pourrais-je le dire si ce n’est pas à vous? ») les larmes dans les yeux il me dit : « je me sens comme un alpiniste qui a gravi l’Everest. Et vous êtes mon Everest. »Pour un temps au moins, le blanc a remplacé le noir...

Silence chargé d’émotion partagée.

On ne meurt pas d’avoir osé la relation, on vit.

Françoise